lundi 4 juillet 2011

Année Jubilaire

Le monastère sénégalais, qui fêtera en 2013 le cinquantième anniversaire de sa fondation par l’abbaye de Solesmes, a su faire toute leur place aux moines d’Afrique subsaharienne.
Sur une photo légèrement jaunie, neuf moines français posent en souriant, deux chiens à leurs pieds. Le cliché n’indique pas l’originalité et la profondeur de l’aventure spirituelle qu’ils s’apprêtent à vivre dans le village sénégalais de Keur Moussa, à 150 kilomètres de Dakar.
Nous sommes en 1963. Sur place, il n’y a ni eau, ni dispensaire de santé, qui sera ouvert plus tard avec le soutien des Servantes des Pauvres d’Angers. Trois ans plus tôt, dans l’élan missionnaire du concile Vatican II, le père abbé de l’abbaye de Solesmes, dans la Sarthe, a lancé le projet de fondation d’un monastère en Afrique.
« Il est bien entendu qu’il s’agirait d’un monastère vraiment contemplatif », précisait-il, le 12 décembre 1960, dans une lettre à l’archevêque de Dakar. Près de cinquante ans plus tard, la pertinence de cette intuition et sa vitalité tiennent en une statistique : l’abbaye de Keur Moussa – « la maison de Moïse » – compte 45 frères, dont quinze novices.
LA MAJORITÉ DES NOVICES SONT AFRICAINS
Parmi eux, seulement trois Français, dans la force de l’âge. Tous les autres sont originaires d’Afrique, en majorité du Sénégal (60 %), mais aussi du Cameroun et du Gabon.
Frère Élie Diouf, 70 ans, grand spécialiste de la médecine par les plantes et les huiles végétales depuis qu’il soigna ainsi l’infection de l’intestin qui le rongeait, fut le premier religieux africain à prononcer ses vœux. On vient le consulter de tout le pays pour se procurer ses décoctions qu’il délivre, sous un grand arbre, le samedi matin.
D’origine sérère, l’une des ethnies sénégalaises, il a grandi dans une famille musulmane avant de découvrir la religion catholique dans un établissement scolaire tenu par les spiritains. « Il y avait d’autres postulants avant moi, mais j’ai été le plus persévérant », raconte-t-il, tout près de la porterie de l’abbaye, où les moines accueillent les visiteurs, nombreux.
PRISE EN COMPTE DU CONTEXTE LOCAL
L’engagement durable de frère Élie dans la vie monastique est une réponse aux doutes qui ne manquèrent pas de s’exprimer à la naissance de Keur Moussa, et même une dizaine d’années plus tard, à travers une question d’un autre âge : les Africains seraient-ils faits pour la vie monastique ? Sauraient-ils s’adapter aux exigences de la règle de Saint Benoît et à son rythme minutieusement encadré ?
Pour les moines, qu’ils soient français ou africains, les clés de l’épanouissement de ce monastère inédit ne résident pas dans l’application stricte d’une discipline venue d’ailleurs. Bien sûr, chacun vit selon la règle bénédictine mais sa mise en œuvre a tenu compte du contexte local, selon le fameux principe d’inculturation.
« Les Européens ont eu le souci de nous léguer une tradition monastique vivante, appropriée à notre culture et pas du tout figée. Ensuite, il était de notre responsabilité de la faire totalement nôtre, d’en partager l’âme. Les fondateurs de Keur Moussa nous ont poussés dans la recherche d’une expression africaine alors que notre culture nous a toujours incités à nous méfier des Blancs », raconte frère Bernard, jeune profès camerounais, à l’humour aiguisé.
LA KORA ET LE BALAFON ACCOMPAGNENT LES CHANTS GRÉGORIENS
« La capacité du charisme monastique à dialoguer avec les cultures m’impressionne, poursuit-il. Elle est la preuve que l’homme peut dépasser ses particularismes, sans les renier. » Le meilleur exemple de cette inculturation, et le plus reconnu, tient à l’usage de la kora dans la musique qui accompagne ici la liturgie lors de l’ensemble des offices, vécus dans une profonde atmosphère de prière.
L’utilisation de cette sorte de cithare, fabriquée pour l’exportation dans un petit atelier au fond du verger de l’abbaye, n’est pourtant pas une idée des religieux autochtones. Les premiers d’entre eux voulaient de l’harmonium car ils étaient habitués à l’orgue !
L’adaptation de la liturgie monastique et du chant grégorien aux rythmes africains a été la grande affaire du P. Dominique Catta, maître de chœur pendant quarante-cinq ans avant de passer le relais à frère Jean-Baptiste, jeune prêtre sénégalais. Seize enregistrements discographiques d’une exceptionnelle qualité, mêlant la voix des moines aux notes de la kora et du balafon, sorte de xylophone, attestent du patient travail du P. Dominique.
« CE SONT DEUX CULTURES QUI SE MARIENT »
« Par obéissance, j’ai ouvert mes oreilles car je ne connais pas la musique », dit, malicieux, celui qui se présente comme l’« Ancien Testament » de Keur Moussa : « Trois à quatre dimanche de suite, j’ai rencontré des griots qui ont accordé la kora. Tout de suite, j’ai compris qu’elle correspondait aux rythmes du grégorien. »
Durant trente ans, le moine écoutera alors plus d’un millier d’airs africains pour chercher, un à un, celui correspondant le mieux à chaque psaume. « Je n’ai pas fait œuvre folklorique, confie-t-il avec une certaine gravité. Il s’agissait d’accompagner la prière de l’Église en conciliant tradition africaine et tradition monastique. »
Frère Marie-Omar, Sénégalais de 31 ans, rappelle, lui aussi, le cœur de son engagement à Keur Moussa. « Je ne connaissais pas du tout l’histoire du lieu, je voulais simplement me consacrer à Dieu. Quand j’en ai appris davantage sur la genèse de l’abbaye, j’ai été heureux de voir à quel point les premiers moines de Solesmes se sont enracinés ici. Ce sont vraiment deux cultures qui se marient, puisque à l’inverse, beaucoup de frères africains se sont rendus à Solesmes. »
APPRENTISSAGES MUTUELS
Interrompant soudain son activité de jardinage, sous le chaud soleil, Frère Marie-Omar confie son sentiment de reconnaissance : « Les moines français se sont adaptés à cet environnement qu’ils ne connaissaient pas. Ils ont suivi le conseil du premier père abbé, le P. Philippe Champetier de Ribes, qui leur avait dit : Ouvrez-vous ! »
Lui aussi reconnaît qu’il a dû s’adapter au rythme de la vie monastique, dont beaucoup de frères africains disent avec humour que la régularité ne correspond pas spontanément à leur culture. Le P. Jean Marie, arrivé en Afrique en 1968 et à Keur Moussa quatre ans plus tard, a assisté à l’intégration des religieux africains au monastère. Il connaît désormais les raisons d’une « greffe » réussie et d’une vie fraternelle harmonieuse.
« Au départ, il y eut quelques maladresses. Nous voulions être Africains comme eux. C’était une erreur. Il nous fallait apprendre certaines différences culturelles, liées notamment au deuil ou à la notion de famille élargie. À l’inverse, des pratiques comme la présence de gris-gris dans les cellules n’ont plus cours aujourd’hui. »
Des apprentissages mutuels qui ont été largement facilités par le principe de la correction fraternelle. « Saint Benoît nous a dit : “Si vous avez des difficultés, réconciliez-vous avant le coucher du soleil”, rappelle Frère Élie. Le respect de la règle est encore le meilleur moyen de vivre ensemble. »